Flicage, pressions par l’objectif, mise en concurrence par l’octroi de primes individuelles…
Le management musclé n’est plus l’apanage du secteur privé. Dans la
fonction publique territoriale, nombre d’agents souffrent de méthodes de gestion aux antipodes de leurs missions.
Le 15 mai dernier, environ 300 des 744 agents de Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise) décidaient de se mettre en grève et de manifester, devant l’hôtel de ville, leur
ras-le-bol du « management autoritaire ». Soumis à un contrôle des horaires biométriques, sommés de subir une enquête administrative pour pouvoir être déclarés en accident de travail, confrontés
au maintien de contractuels dans la précarité, une bonne partie des agents gargeois ne supportent plus les méthodes de gestion imposées par leur hiérarchie. « On est une dizaine à avoir été
sanctionnés parce qu’on refuse de pointer avec nos empreintes digitales », explique Jean-Marc Clarysse, élu CGT du personnel, qui affirme que son refus de se soumettre au contrôle biométrique lui
a valu deux jours de mise à pied et un avertissement. « À l’état civil, les agents doivent prévenir leur chef avant d’aller aux toilettes… et on vérifie combien de temps ils y passent ! »
rapporte Fabienne Saint-Blancat, responsable CGT. « On est de moins en moins nombreux, donc il faut toujours en faire plus, dans des domaines qu’on ne connaît pas toujours. On travaille pour les
habitants, mais les chefs nous traitent de bons à rien, alors on n’est plus motivé », témoigne un agent à l’entretien des bâtiments. Alors que les délégués CGT dénombrent 198 agents contractuels,
dont certains enchaînent les CDD de six mois renouvelables depuis plusieurs années – la municipalité arguant d’un manque de moyens pour les titulariser –, quatre hauts cadres se sont partagés fin
2011, 200 000 euros de prime au mérite, dite « prime de fonction et de résultat ». « C’est un cas pas complètement isolé, mais ça reste un exemple très caricatural des dérives du management dans
la fonction publique territoriale », résume Baptiste Talbot, secrétaire fédéral de la CGT des agents territoriaux.
Au-delà de cet exemple extrême, les méthodes de management importées du privé imprègnent, à des degrés divers, l’ensemble de la fonction publique territoriale. « Le
discours de rationalisation comptable portée par la révision générale des politiques publiques (RGPP) et la réforme des collectivités territoriales a pénétré largement les esprits : notamment par
la diminution de la dotation aux collectivités, par la mise en concurrence des territoires et par le développement des primes pour individualiser les rémunérations », explique Baptiste Talbot.
« Il y a une véritable mode managériale qui vient du privé, où ce qui prime c’est le respect des objectifs et des consignes, et non la qualité du travail », constate Christian Gauffer,
psychologue clinicien attaché à la communauté urbaine de Strasbourg et membre du collectif CGT santé, travail, action revendicative, qui observe une « coupure de plus en plus grande entre les
agents et les cadres ». « Les études qu’on a menées avec le Centre d’étude et de recherche travail, organisation, pouvoir (Certop, voir page suivante– NDLR) montrent que les agents sont obligés
de déroger aux règles imposées par leur management pour bien faire leur travail », résume Philippe Verkauffer, responsable du collectif.
Si, en bout de chaîne de
commandement, les agents de catégorie C souffrent de ce management déconnecté de la réalité de leur travail, certains cadres ne se
satisfont pas non plus de ces méthodes calquées sur le privé. « Même en réunion de cadres, personne ne moufte : ceux qui s’expriment s’exposent à des ennuis », témoigne Chantal (*), attachée
territoriale dans une grande communauté urbaine et déléguée syndicale Ugict. « C’est un management complètement dogmatique qui consiste à mettre en place un tas de projets avec des groupes de
travail qui accouchent d’une souris, où l’on force les agents à remplir des tableaux de bord qui ne sont jamais exploités », décrit cette fonctionnaire de catégorie A. Une perte de temps et
d’énergie jugée particulièrement « contre-productive » par la syndicaliste qui estime que, contrairement au discours affiché, l’obéissance aveugle aux ordres des managers, aussi absurdes ou
contradictoires soient-ils, prime sur l’efficacité réelle des mesures mises en place. Luc (*), ingénieur au service informatique d’une collectivité territoriale située en Rhône-Alpes depuis plus
de dix ans, a fait les frais de la rigidité d’une administration qui se targue pourtant d’efficience, de réactivité et d’adaptabilité aux réalités de terrain. « On a vu débarquer, il y a quelques
années, des managers intermédiaires pour superviser de petites équipes, témoigne le fonctionnaire. Nos métiers sont devenus de moins en moins techniques et de plus en plus gestionnaires, pour
jouer les rôles de passe-plats à la sous-traitance. Il n’y avait plus de régulation de la charge de travail, et la répartition des responsabilités était floue. Quand j’ai fait remonter à mon
manager ces problèmes et ce que j’identifiais comme un défaut de contrôle des prestataires privés, dont les coûts ont été multipliés par deux, on m’a dit de fermer ma gueule. » Face à
l’obstination de ce cadre qui affirme ne pas être un cas isolé dans son service, la hiérarchie a fait bloc au lieu d’examiner la pertinence de ses critiques. « Ils ont plaqué sur moi toutes les
défaillances du service, avec inscription de ces reproches sur mon dossier d’agent qui me suivra toute ma carrière », rapporte-t-il.
Au-delà de la souffrance générée par ce type de management autoritaire, c’est la qualité du service public qui pâtit de ces méthodes inefficaces. « En déshabillant
les fonctionnaires de leurs compétences, on perd la maîtrise par rapport aux sous-traitants privés, qui vont et qui viennent, et on ne peut plus garantir la pérennité du service public », estime
Luc. « Tous ces mécanismes visent à casser l’attachement des fonctionnaires aux valeurs du service public, qui constitue pourtant le moteur de beaucoup d’agents », estime Chantal.
repères
Le décret nº 2012-170 du 3 février 2012 permet la mise en place de CHSCT dans les collectivités territoriales comptant au moins 50 agents. Ces instances
remplaceront les CHS existants, et verront leurs compétences élargies aux questions d’organisation du travail. Les dispositions relatives à la composition et au fonctionnement des CHSCT
s’appliqueront à compter du premier renouvellement général des comités techniques qui aura lieu en 2014.
À l’issue de la deuxième conférence sur les déficits publics, en mai 2010, les dotations de l’État aux collectivités territoriales ont été gelées sur la totalité de
la période du budget triennal 2011-2013. L’enveloppe totale des dotations est fixée à 50,4 milliards d’euros.
La RSE, rempart à la souffrance au travail ?
Le travail dans tous ses états Point de vue
Par Jean-Marie Cardebat, docteur en sciences économiques,
maître de conférences à l’université
Montesquieu-Bordeaux-IV.
La souffrance au travail est devenue un objet médiatique en 2008 après la série de suicides chez France Télécom. Mais le prisme médiatique est trompeur, car elle s’est généralisée dès
les années 1990. Elle prend sa source dans les deux piliers de la mondialisation : la financiarisation de l’économie et l’émergence des pays à bas salaires dans le commerce
international.
Cette nouvelle concurrence à bas prix a en effet incité les entreprises occidentales à adopter des modèles de management très exigeants pour les travailleurs, souvent synonymes
d’accidents et de maladies au travail. Le glissement du capitalisme industriel vers le capitalisme financier est l’autre vecteur de durcissement des conditions de travail. Les exigences
de rentabilité des fonds d’investissement qui ont massivement pénétré le capital des entreprises les ont conduites à une gestion très court-termiste : compression de personnel afin
d’optimiser les ratios financiers et de créer de la valeur boursière au plus vite. L’état de tension et la surcharge de travail induite par ce type de pratiques génèrent de fait une
souffrance considérable pour le salarié. Que faire face à ces évolutions ?
La théorie économique propose trois solutions pour gérer cette problématique de souffrance au travail. La première s’inspire de la main invisible de Smith : ne rien faire et laisser
jouer les mécanismes de marché. Les entreprises où la souffrance est exacerbée vont péricliter du fait d’une baisse de productivité à long terme, car on ne peut pas indéfiniment
pressurer les salariés. Toutefois, comme aimait à le rappeler Keynes, à long terme, nous serons tous morts. Ou alors les salariés en souffrance n’ont qu’à démissionner et l’entreprise
devra changer de management sous peine d’une pénurie de personnel. Cela ne fonctionne cependant qu’en situation de plein-emploi et non en période chômage de masse.
La deuxième solution vient d’une régulation par l’État. L’efficacité d’une loi est a priori très douteuse en matière de souffrance au travail. Sur quoi porterait-elle concrètement ?
Comment légiférer sur des situations et des ressentis qui ne peuvent se traiter qu’au cas par cas ? Que faire au-delà des CHSCT qui existent déjà mais sont loin de tout résoudre ?
Cela nous amène à envisager une troisième solution, celle de l’autorégulation, à savoir, celle de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). Car les conditions de travail relèvent
directement de la RSE. Une démarche de RSE se doit d’associer l’ensemble des parties prenantes à l’activité de l’entreprise (ici les salariés et leurs représentants, les médecins du
travail, etc.) et doit être validée par un processus d’audit externe. En d’autres termes, parler d’autorégulation ne signifie pas que la direction de l’entreprise pose ses règles et
s’autoévalue. Elle doit, au contraire, s’ouvrir aux parties prenantes dans une démarche transparente, concertée et validée par une organisation externe. De telles pratiques de RSE
constituent dès lors un rempart contre la souffrance au travail.
Comment expliquer alors la montée en puissance concomitante de la souffrance au travail et de la RSE ? Une partie de l’explication vient de ce que l’autorégulation (la RSE) pratiquée
par les entreprises est très insuffisante et ne s’inscrit que très partiellement dans le schéma énoncé plus haut. On retombe sur un principe économique de base : sans une parfaite
transparence, l’autorégulation débouche sur des situations sous-optimales où les entreprises ont intérêt, en fait, à mentir sur leur véritable comportement.
On le comprend, la question de la souffrance au travail reste un vrai défi pour l’économiste.